Si je vous dis « Sokol », la plupart d’entre vous vont me regarder avec de grands yeux ronds. En revanche, si je dis Sokol a un Tchèque, il va tout de suite savoir de quoi je parle. En effet il est impossible de parler de sport en République tchèque sans évoquer le Sokol, tant il tient une place importante dans le cœur des Tchèques. Mais réduire le Sokol à la simple activité physique serait une erreur, car il est en réalité beaucoup plus que ça…
D’abord un peu d’histoire
Le Sokol est né le 16 février 1862, à l’initiative de Miroslav Tyrš et Jindřich Fügner, dans un but purement nationaliste et patriotique lié à un contexte politique complexe.
Un pays marqué par l’oppression culturelle autrichienne
Après plus de trois siècles passés sous la domination de l’empire austro-hongrois, l’identité du peuple tchèque avait quasiment disparu. La perpétuation de la langue et de la culture tchèques subsistait seulement, tant bien que mal, dans les provinces rurales les plus reculées. Le nationalisme reprend cependant de l’essor à partir du Printemps des révolutions, qui ébranle toute l’Europe en 1848. Une dé-germanisation de la langue tchèque s’opère alors, qui entraîne la nécessité de créer un vocabulaire scientifique propre, l’émergence d’une classe intellectuelle nationale et, avec eux, le renouveau de la culture, des sciences, des arts et de l’industrie dans le pays.
Un fondateur marqué par les idéaux du nationalisme romantique
C’est dans ce climat de renouveau que Miroslav Tyrš – qui s’appelait Friedrich Emanuel Tirsch avant de dé-germaniser son nom (pratique classique à l’époque) – mena ses études à l’Université Charles de Prague. Il est marqué par le nationalisme romantique de l’époque et se passionne pour les idéaux de l’antiquité grecque et romaine.
Tyrš est en particulier convaincu que l’esprit ne peut se développer sans l’épanouissement du corps, et adopte la devise de Juvénal : mens sana in corpore sano (« Un esprit sain dans un corps sain »). Pour financer ses études, il exerçait comme précepteur dans une famille d’industriels allemands, ce qui lui permit d’affiner sa pédagogie de l’éducation physique et de poser ainsi les bases du mouvement en gestation.
Le Sokol, un mouvement sportif au service d’un renouveau culturel
A sa création, le Sokol était focalisé sur la pratique sportive, donnant lieu à des démonstrations collectives au cours de grands rassemblements populaires (slety). Mais très vite le mouvement étendit son champ d’action vers d’autres domaines, et en particulier la culture, à travers des créations de revues, de bibliothèques ou de conférences. Ces activités permettaient bien entendu de toucher un public de plus en plus large, tout en s’inscrivant plus profondément dans la doctrine de Juvénal chère à Tyrš . Surtout, il s’agissait pour les fondateurs de tenter d’imposer la culture et l’identité nationale tchèques sous la domination autrichienne.
Le Sokol rencontra un réel succès, et se répandit dans tout le pays, puis hors de ses frontières, au sein de la sphère culturelle slave bien sûr, mais aussi à l’étranger. Ainsi, le Sokol de Paris fut créé en 1892, et prit son essor en pleine période hygiéniste, non seulement en France (Paris), mais aussi en Espagne ou encore aux États-Unis (Chicago), et dans bien d’autres pays.
La question nationaliste : attention aux idées reçues !
Une période trouble de l’histoire européenne
Le Sokol s’est très largement inspiré du Turnverein allemand. Fondé au tournant du 19e siècle, ce mouvement visait à encourager le patriotisme pangermaniste, en butte aux victoires napoléoniennes, au même titre que le Sokol était une réaction à la domination des Habsbourg. Pourtant, selon des spécialistes de la question, le Sokol présente des caractéristiques particulières et n’est de ce fait pas une simple copie du Turnverein.
Il est évident que pour beaucoup d’entre nous, ces mouvements nationalistes nous ramènent aux heures sombres de l’Europe. Mais il me semble que le contexte ici est un peu différent. Dans le cas de l’Allemagne nazie, qui vient immédiatement à l’esprit, il s’agissait de diffuser une culture et des « idéaux » par la force et au plus grand nombre. Tandis que pour la République tchèque, l’enjeu était surtout de sauver leur culture de la domination autrichienne. Je ne suis pas un spécialiste du sujet, mais les textes et les biographies que j’ai pu lire sur les fondateurs de ce mouvement n’évoquent pas l’idée d’envahir le monde, ni que l’Europe se mette à parler tchèque… Tout cela n’a bien sûr pas empêché des gens bien plus radicaux de reprendre à leur compte ou de copier ce mouvement, pour servir leurs causes faites de xénophobie et de haine.
Mais une réalité toute autre
J’avoue qu’avant d’aller à la rencontre des lieux et des gens qui composent le Sokol actuel, je m’étais forgé une idée un peu hâtive et largement influencée par le discours de mes nombreux interlocuteurs sur le sujet. Interlocuteurs chez qui le mot « facho » est revenu un nombre incalculable de fois, alors même qu’ils n’en avaient jamais entendu parler avant que j’aborde le sujet avec eux ! Si bien que je m’attendais à rencontrer des gens avec un postiche sous les naseaux et une mèche plaquée sur le front… Une fois sur place, nous avons bien au contraire eu la bonne surprise d’un accueil chaleureux. Certes, nous sommes caucasiens et je suis blond aux yeux bleus, me direz-vous, mais à notre étonnement, nous avons même vu des personnes noires qui avaient l’air de bien s’amuser, et sans chaînes aux pieds! Je caricature un peu (beaucoup) mais cette expérience me rappelle qu’il faut se battre en permanence contre les idées toutes faites et les a priori (je parle bien sûr en mon nom, notre lectorat n’ayant aucun défaut !)…
Le Sokol aujourd’hui
Comme je le disais en introduction, tous les Tchèques connaissent le Sokol. Mais quelle place occupe-t-il aujourd’hui, après des décennies au sein du bloc soviétique, alors que le pays est entré dans l’Union européenne et qu’il ne subit plus de pression extérieure ?
Le Sokol au cœur du système associatif et social en République tchèque
En fait, on pourrait comparer le mouvement Sokol à notre tissu associatif. A cette différence près que le Sokol est le plus souvent propriétaire des locaux qu’il exploite, tandis qu’en France, la plupart des associations (en tout cas sportives) utilisent des locaux appartenant à la collectivité. Ainsi, le Sokol est un peu comme une énorme association, possédant de nombreuses infrastructures et propriétés foncières à travers tout le pays.
Lors de notre visite au Tyršův dům (ou palais Michna), le quartier général du Sokol à Prague, nous avons eu la chance de rencontrer Martina Matasova, qui enseigne l’EPS dans le lycée voisin. Elle a bien voulu nous parler de la place actuelle du Sokol, à travers sa propre expérience. Dans les campagnes, il existe d’après elle des infrastructures Sokol dans presque chaque village (propos confirmés par la suite grâce à nos propres observations lors de notre virée en République tchèque). Les frais d’inscription extrêmement faibles permettent à tout un chacun d’y accéder. Et la participation est d’autant plus répandue que ces mêmes associations sportives de Sokol sont au cœur d’une grande partie de l’activité sociale locale, via l’organisation de bals et banquets lors des différentes occasions et célébrations. L’implantation du Sokol reste donc très profonde à travers le pays – hormis à Prague où l’offre de divertissements est suffisamment large par ailleurs.
Une nation de sportifs grâce au Sokol
Surtout, le Sokol est profondément ancré dans la population. Non seulement, car tous les Tchèques ont pratiqué le Sokol à un moment ou à un autre de leur enfance, mais aussi parce que ses activités sont proposées aux personnes âgées. Celles-ci restent ainsi impliquées dans la vie de leur localité tout en se maintenant en forme physique.
Selon moi, le Sokol est sans doute à l’origine du nombre de champions (décathlon, kayak, athlétisme, hockey, ski, patinage de vitesse, tennis…) qu’a fait émerger ce petit pays – par sa taille ! En effet, la pratique de ce type de gymnastique depuis la plus tendre enfance permet à la fois de doter les jeunes de très solides bases en termes de musculature et de connaissance de leur corps, mais aussi une détection précoce des talents potentiels.
Mais une organisation en perte de vitesse, entraînant des problèmes de santé chroniques
Le Sokol est malheureusement en perte de vitesse depuis les années 2000. Or, on remarque que c’est à peu près à cette époque que des problèmes de santé ont commencé à s’aggraver dans le pays. En effet, la République tchèque est aujourd’hui pointée du doigt par l’OCDE, qui dans une étude publiée en 2014 a mis au jour une augmentation alarmante des chiffres entre 2000 et 2011, concernant une liste impressionnante de maladies chroniques :
- Le tabagisme a augmenté de 5%, tandis que dans les autre pays de l’OCDE la consommation a baissé de 21% en moyenne sur la même période.
- Le taux d’obésité est passé de 14% à 21% (17.2% en moyenne pour le reste de la zone).
- Le pays enregistre l’un des pires taux de mortalité pour cause de maladies cardiaques et d’AVC (plus du double de la moyenne de l’OCDE).
L’hygiène de vie des Tchèques semble ainsi avoir nettement diminué depuis le début du siècle, expliquant peut-être une certaine prise de conscience actuelle, qui les pousse à manger plus sainement. Vous pouvez lire à ce propos notre article sur l’émergence de restaurants végétariens et vegan dans le pays.
La place à part du Sokol dans la vie des Tchèques est-elle menacée ?
Bref, le Sokol tout le monde connaît, les écoles publiques utilisent leurs locaux et la plupart des jeunes dans les campagnes font partie du mouvement. Mais sa dimension identitaire et culturelle n’est-elle pas devenue encombrante à l’heure actuelle, au sein de l’Union européenne ? Force est de constater que, phénomènes de mode obligent, beaucoup se tournent actuellement vers une certaine uniformisation du sport que certains (pas les plus jeunes) appelleront « américanisation ». Nous avons ainsi remarqué l’émergence de salles de fitness (qui sont peu nombreuses encore mais qui prennent de l’essor) – en particulier à Prague où l’on trouve parallèlement de plus en plus de studios de Pilates et de yoga.
La dimension collective et festive du Sokol a empreint pour longtemps la mentalité des Tchèques, qui continuent de se réunir par milliers chaque année pour admirer les démonstrations publiques organisées à travers tout le pays. Quel que soit l’avenir du Sokol, il a très certainement façonné le rapport au corps de générations de tchèques, en leur offrant dès leur plus jeune âge et jusque tard dans leur vie, une vie sociale axée autour de l’activité sportive et le goût du mouvement juste.
La comparaison avec le rapport au corps des polonais nous a offert un contraste saisissant, que nous traiterons dans notre prochain article…
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